Les sens du corps : écrire / penser avec la maladie – Catherine Bernard

Publié le 3 juillet 2020

À l’orée de Naissance de la clinique, Michel Foucault noue en une formule lapidaire – bien connue et pourtant inépuisable – les termes de notre relation moderne à la maladie : « Il est question dans ce livre de l’espace, du langage et de la mort ; il est question du regard »1. Si les trois premiers termes de l’incipit articulent la relation discursive du corps et de la science que Foucault lit dans les structures de savoir de la médecine moderne, le dernier terme pose une relation peut-être plus complexe, tout à la fois épistémologique et phénoménologique, cognitive et sensorielle. Comme le chapitre VII de Naissance de la clinique en fait la démonstration, « voir », c’est « savoir ». La technologisation infinie du regard médical n’aura cessé de nous le rappeler, il n’est plus de savoir médical qui ne soit, à un moment ou un autre, savoir visuel ; et la médiation accrue de cette saisie visuelle – microscopie, radiologie, IRM, scanner, télé-chirurgie… – nourrit désormais, en une boucle réflexive infinie, notre imaginaire visuel et culturel du fait médical. L’accès à l’invisible fait fonction de crisis, détermine la décision, tranche, structure notre expérience de la maladie et de notre propre corps malade ou sain. Le genre des séries télévisées forensic (CSI, Dexter…) sait quel parti narratif et, là encore, structurel tirer de l’accès au savoir invisible du corps qu’il convient de faire parler, la structure téléologique du récit épousant étroitement les étapes par lesquelles le savoir est saisi visuellement par l’œil augmenté du médecin légiste ou des spécialistes de la forensic police.

Mais cette médiation inexorable du regard médical ne saurait occulter qu’il n’est pas de regard sans vision, sans expérience sensorielle du visible. Le savoir est toujours un savoir empirique, pris dans les sens : vision, mais aussi toucher, voire odorat qui livrent des données incarnées. Il n’est de savoir du corps qui ne soit un savoir corporel, ou, selon le néologisme qu’autorise l’anglais, corporeal, corporéel ; il n’est de savoir du corps qui ne nous ramène à sa matérialité radicale et à sa sensorialité. La philosophie empiriste britannique n’aura eu de cesse de nous rappeler la puissance impensée de ce truisme. John Locke, dans An Essay Concerning Human Understanding (1689) comprend cette matérialité comme la condition sine qua non de la pensée : « …those that want the organs of any sense, never can have the ideas belonging to that sense produced in their minds »2. Non que le corps produise un simple matériau brut qui serait ensuite compris par la raison. L’empirisme britannique est plus radical en plaçant littéralement les sens à la racine même de l’intellection.

La littérature anglaise sait quel parti le récit et son herméneutique peuvent tirer de cet enlacement de la pensée et du corps. La maladie qui menace d’emporter Marianne Dashwood dans Sense and Sensibility (1811) de Jane Austen, ou la variole qui frappe et défigure Esther Summerson dans Bleak House (1853) de Charles Dickens sont des moments de crise qui saisissent au plus près du vivant une forme d’essence actantielle. La fièvre maligne qui mène Marianne au seuil de la mort, après qu’elle a été abandonnée par Willoughby, est bien plus qu’une figure. Elle est de ces moments qui éprouvent l’être en son plus intime et ne saurait donc se lire uniquement comme une stratégie symbolique ou comme une tactique diégétique. Marianne revient à la vie changée, et la maladie lui permet certes d’accomplir le destin que lui assigne la structure actantielle et morale du roman ; mais le mystère de cette fièvre, sa puissance obtuse, qui finalement résiste à une lecture symbolique, réside dans sa violence, sa puissance d’ébranlement, qui débusque l’être dans ses retranchements immunitaires les plus profonds. Marianne s’abandonne à la maladie, pour finalement revenir des bords de l’abîme, tel un double spectral, évidé, maîtrisé, purgé de la déraison romantique. On ne saurait mésestimer la visée morale de l’épisode ; la fièvre est l’épreuve que doit traverser le personnage pour naître à son véritable destin moral qui valide un ordre discursif, et le cinéaste Ang Lee, dans son adaptation du roman de Jane Austen, ne le sait que trop, qui filme ce moment de crise en un saisissant plan en plongée qui poste la caméra, et par extension le spectateur, à la verticale du corps exsangue de Marianne, tel un œil tout puissant, œil du destin, œil de la loi. Mais le corps impuissant de Marianne n’est pas qu’allégorique. Il est aussi le lieu incarné d’une lutte physique avec des interdits sociaux qui dévastent le corps même du personnage et affectent ses fonctions vitales.

Discours – moral, genré, idéologique – et expérience se nouent ici pour signifier un ordre ; l’espace du discours est l’espace du corps. Cet entrelacs du sens et des sens déborde la mécanique allégorique qui, depuis Thomas Hobbes, régit notre compréhension du corps politique. Ainsi que le rappelle le philosophe Roberto Esposito dans son essai Immunitas. The Protection and Negation of Life, Hobbes s’approprie une métaphore ancienne pour en extrapoler une conception mécaniste du corps politique, mécanique qui désincarne la métaphore et ainsi en abstrait un principe intangible3. Mais la littérature réaffecte le principe, le réincarne, le relittéralise pour dévoiler la puissance d’incarnation de l’idéologie. Plus exactement encore, le discours ne s’impose pas aux corps. Il ne précède pas l’expérience et ne saurait advenir en dehors de son incarnation. Il est au cœur du vivant. La maladie dévoile alors ce qui s’oublie dans l’allégorie du corps politique. Elle porte au regard cet entrelacs du sens et des sens, puisqu’aussi bien, comme le rappelle aussi Esposito, elle n’est pas une extériorité dont il faut se prémunir, mais bien le pli intime du politique et du corps : « the internal fold which dialectically brings [life] back to itself »4.

Catherine Bernard

Professeur de littérature britannique et d’études visuelles

Université de Paris, LARCA, CNRS, F-75013 Paris, France

1 Michel Foucault, « Préface », Naissance de la clinique (1963), dans Œuvres, tome 1, Paris : Gallimard / Bibliothèque de la Pléiade, 2015, p. 673.

2 John Locke, An Essay Concerning Human Understanding (1689), Londres, Penguin Classics, 1997, p. 558. Italiques dans l’original.

3 Roberto Esposito, Immunitas. The Protection and Negation of Life (2002). Traduction Zakiya Hanafi, Cambridge, Polity Press, 2011, p. 114.

4 Ibid., p. 15.

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